Julien ne dit rien de ce désir naissant, de cette émotion nouvelle qui habitait son cœur : une joie mêlée de souffrance. La joie d’un adolescent lors de l’éveil des sens et la souffrance de l’homme qui connaît la vie.
— Raconte ! Tu lui as bien volé un baiser.? Il ne te reste plus que trois semaines pour la mettre dans ton lit lui rappela Lucas.
Ils étaient là à glousser de rire tout en le poussant du coude… Les garçons voulaient des détails croustillants, pénétrer les secrets d’alcôves, faire danser la romance. Julien s’en agaça… ils furent surpris, mais il resta ferme. Ce qu’il éprouvait pour Emma, il le tenait serré sur son cœur, tel un talisman aux pouvoirs magiques dont il était gardien et garant du précieux mystère. Les garçons, dépités, en furent pour leurs frais et restèrent sur leur faim.
Vivre devrait suffire, pourquoi devrions-nous apprendre à vivre ?
Malin celui qui peut dire pourquoi les événements ou les personnes arrivent à nous, sans prévenir, à tel ou tel moment de notre vie.
Certains diront : pur hasard ! D’autres imagineront un destin écrit d’avance, entre d’où nous venons et vers où nous allons : un corridor de sable fait de roche friable, ou un tunnel à la dureté du silex. Dedans un voyageur sans asile, libre arbitre capable à tout moment de tracer, dévier, redresser un destin.
« J’ai été trop loin dans l’absurde pensa Julien. »
Imaginons notre corps comme un véhicule dont notre esprit serait le conducteur. Qui du conducteur ou du véhicule est responsable de la perte de contrôle, du dérapage… et l’arbre isolé qui se trouve au milieu du champ quelle part doit-il endosser ?
Il serait absurde de penser l’arbre, ce dernier maillon de la chaîne, responsable des blessures occasionnées ; son implication n’étant pas de son fait.
Julien ne savait plus quelle stratégie employer pour se rapprocher d’Emma. Son semblant d’indifférence l’avait laissée de marbre. Il en devenait timide, à la limite de la gaucherie.
Il s’était mis en tête d’observer ses allers-retours.
Elle prenait place au cinéma ? Il s’installait quelques rangées à l’arrière pour la regarder sans être vu. Cela il aimait faire. Surtout quand les lumières baissent avant la séance et que les yeux doivent s’habituer à la pénombre. Il la perdait un moment, puis la retrouvait, et son désir se réinventait dans l’instant même où l’œil discerne à nouveau ce qu’il pensait avoir perdu. Il scrutait alors sa nuque mise en valeur par des cheveux relevés en chignon. Sa nuque, il en avait remarqué la grâce à leur première rencontre, quand il s’était levé pour chercher les cafés que le garçon tardait à leur servir.
Il avait admiré son dos, ses épaules, sa nuque. Elle inclinait légèrement la tête, il devinait, sans même la voir de face, ce petit air préoccupé qu’elle prenait souvent, quand l’absorbait un lointain dont elle était la seule capable d’en saisir la ligne d’horizon.
Une semaine se passa sans que Julien ne cherche à revoir Emma. Il mit en place la stratégie du manque par l’absence, afin d’engendrer, puis alimenter le désir ; stratégie qui marchait assez bien d’après sa propre expérience. Le « suis-moi je te fuis, fuis-moi, je te suis » avait encore de beaux jours devant lui selon Julien.
Qu’Emma ne pensa pas à lui, il ne pouvait l’imaginer. Non seulement elle n’y pensait pas, mais il était sorti de sa vie tel qu’il y était entré, comme un passager en transit. Julien n’avait pas assez médité la phrase d’Aragon : » Rien ne passe après tout si ce n’est le passant. «
Emma ne pouvait envisager une vie réussie sans le respect de l’autre, et ce contrat moral, (entre l’être fait de corps et d’esprit et l’âme) sans lequel la vie n’est qu’un sac vide de sens. Elle ne recherchait nullement ce trouble, facilement atteint, et tout aussi facilement évanoui, des relations éphémères où trop de couples se perdent dans l’illusion d’un amour qui n’en serait que l’hologramme.
La poésie ne peut s’exprimer sans la mouvance des sentiments. Il faut la houle du grand large pour que la vague se forme à la surface, arrive jusqu’au bord, tantôt douce, tantôt violente, jamais inerte au flux et reflux des jours. Plus la vague se retire loin et plus elle revient vigoureuse et chargée de ces éléments qui constituent la vie. Ainsi naissance et mort se toisent, se croisent, complices dans les mots du poète.
Neuf mois dans l’ignorance de l’eau, des oiseaux, des étoiles, et puis la vie comme un cadeau.
Emma portait bien son prénom. D’amour, elle n’en avait jamais manqué. Pas seulement de celui que l’on reçoit dans l’enfance et qui constitue un socle pour le restant de la vie, Emma cultivait l’amour, comme on cultive un jardin ; en prenant soin des plus jolies fleurs, et de ces petites qui passeraient inaperçues sans le souvenir de celles, plus sauvages, qui poussent sur les talus et dans les champs et que les enfants cueillent en riant pour les offrir à leur maman.
Quand Julien l’aborda la première fois, Emma fut d’abord étonnée. Que ce garçon, sportif et jeune, s’intéresse à elle n’était pas dans l’ordre des choses.
Pas question de le revoir ! Cela n’avait aucun sens.
En partant, il avait discrètement glissé son numéro de téléphone dans la poche de son trench. Il pleuvait ce jour là, ils avaient couru pour s’abriter sous un porche ; il la regardait : ses cheveux collés sur son front donnaient à tout son visage un air de jeunesse. Il en était agréablement surpris. Elle portait une robe légère, trempée elle aussi ; le tissu imbibé d’eau dessinait ses formes, mettant en valeur ses petits seins. L’orage grondait au loin, il tenta une blague qu’elle ne releva pas.
Ce garçon ne manque pas d’air, pensa t-elle en découvrant le bout de papier. Pourtant elle ne le déchira pas, le rangea dans un petit secrétaire puis n’y pensa plus.
La deuxième rencontre ressembla à un hasard, pour elle certainement, non pour lui. Il ne parla pas du téléphone, semblait s’intéresser à sa vie, à ce qu’elle aimait. La conversation était plaisante, non dirigée, Emma prit confiance et accepta de le revoir.
À se confronter au réel on prend un risque énorme ; vivre dans le rêve est tellement plus confortable. La vie rêvée est sans limites.
Emma rêvait plus sa vie qu’elle ne vivait ses rêves. Les pensées pour elle avaient autant d’importance que les actes. Les pensées, si elles ne deviennent pas des actes, s’inscrivent pareillement et activent les mêmes aires du cortex cérébral.
On voudrait les pierres précieuses venues du ciel quand leur formation se fait dans les profondeurs de la terre. Ce qui reste caché, là est le vrai trésor. C’est cela même que la poésie peut soumettre au jour sans en déflorer la nature profonde.
Si mes plus jolis vers sont pour vous à venir C’est qu’au fond de mon cœur je les garde à dormir Jamais cœur ne fut plein d’un tel engorgement Ressemblant à la mer soudain grossie de vent.
Mon rêve de la nuit s’est perdu jusqu’au bord… Du jour, là où fleurit une herbe frisée d’or J’ai voulu le garder comme on garde un secret Morphée m’en a ôté et la porte et la clef.
Contrarié l’amour en perd jusqu’au repos Il erre triste, seul, aux rives du bardo Entendez-vous la plainte, elle arrive alanguie Faisant vibrer l’archet de la mélancolie.
Si mes plus jolis vers sont pour vous à venir C’est qu’au fond de mon cœur je les garde à dormir Peut-être un jour, ailleurs, dans votre paradis Je vous dirais les vers que je n’ai jamais dits.
« Je ne crois ni à ce que je touche, ni à ce que je vois, je ne crois qu’à ce que je ne vois pas et uniquement à ce que je suis »
J. Tharaud
Quand l’attente est latente Au cadran de nos jours De combien de neuvaines Dans ce désoeuvrement Et ce parfum d’encens Qui court sur les lèvres Embrasées des amants
Un souffle sibyllin Se confronte au réel Tout chargé de divin Sous la voûte du ciel.