
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant »
Paul Verlaine
Comme un regret, un tourment, une erreur, une injustice non réparée, ce rêve étrange et pénétrant, récurrent.
Surgit-il du passé, débarrassé des liens qui l’entravaient, libéré par l’entremise du songe ? Passé vécu, oublié, réinventé, nourri d’imaginaire, indéfinissable, troublant, inquiétant.
Ma tristesse est profonde. J’entre dans la maison, maison que je connais sans la connaître, pour l’avoir habitée dans un ailleurs, une autre existence peut-être.
Pour m’y rendre, je dois marcher longtemps, m’éloigner d’un village, puis de la route, le plus souvent traverser un bois. C’est loin, très loin, et le temps, s’il n’est pas franchement sombre, reste assez couvert, sans luminosité. La maison se trouve être en hauteur, très isolée, elle domine un terrain en partie en friche. La propriété n’est pas clôturée autrement que par des buissons, branchages entrelacés, feuillus et épineux que sont ces haies naturelles sculptées par le temps, le vent et les saisons, et par un changement de nature du sol à cause d’une pente naturelle.
Les pièces du rez-de-chaussée sont grandes, je ne m’y attarde pas, c’est l’escalier qui m’attire. Tout en montant les marches pèse sur moi cette décision, prise dans un moment de folie sans doute. Au premier palier, un œil-de-bœuf laisse passer un jour éteint. La vue plonge loin sur la vallée, presque jusqu’à la lisière du bois. Je devine ce que je ne peux voir pour avoir (je le sais) souvent regardé le paysage de cette fenêtre. Mon esprit vagabonde… rêverie à l’intérieur du rêve.
Si je suis si triste c’est que je viens de vendre cette maison, et que tout mon être repousse cette idée. Je regrette tellement… mais il est trop tard ! Impossible de revenir en arrière, d’ailleurs la maison est vide de tous ces meubles et objets qui donnent vie.
Ma maison, c’est ma maison, un peu de mon âme, et je l’ai vendue !
Je continue mon ascension, me retrouve au deuxième étage, sans avoir eu à m’arrêter au premier. C’est toujours dans la même pièce que le songe me conduit, à droite de l’escalier, dans cette petite chambre exigüe et sombre . Je sais que c’est ma chambre ou plutôt qu’elle l’était. Il y règne une atmosphère particulière, indéfinissable. C’est comme un vêtement que vous endossez et qui vous sied parfaitement, qui semble avoir été confectionné pour vous ; il se trouve avoir été déposé dans votre garde-robe par une main inconnue.
Ce trouble, toujours le même, semble venir d’une présence invisible ou plutôt d’une réminiscence qui s’attacherait à la pièce. Serait-ce une partie de mon âme, exilée en ce lieu dans un temps ancien ? Son onde diffuse, pénètre les moindres recoins de mon corps comme pour y séjourner à nouveau.
Je saisis la crémone de la petite fenêtre qui ouvre sur le jardin, je sais par ce geste l’avoir fait très souvent. Avec la fraîcheur du dehors, pénètrent les odeurs et les bruits, mais aussi la douceur d’un lieu jadis habité de joie. Il court un parfum d’au-delà. Au-delà de la raison, du réel, de l’espace et du temps.
Un petit cabinet de toilette sépare cette chambre, que je sais mienne, d’une autre pièce, beaucoup plus grande.
Tout l’étage a cette pesanteur des lieux habités par les ombres. Je ne m’y sens pas particulièrement bien, mais c’est chez moi. Quelle étrange et inconfortable sensation que d’avoir abandonné le lieu d’où vous savez qu’une partie de vous, en un temps révolu, liée d’un attachement invisible et secret, ne pourra en dissoudre les liens. Comme un amour impossible qui erre, prisonnier à jamais de votre cœur.
Là se finit le rêve, dans cette chambre qui fut mienne. Je me réveille sans avoir résolu l’énigme. Aucune clef, aucun indice à ce jour, juste la sensation d’avoir traversé le temps.